lundi 24 janvier 2011

Tunisie : Torture, Prisons et Prisonniers Politiques

Actes de la rencontre du 26 juin 1999 à Paris, à l’occasion de la Journée internationale des Nations unies en soutien aux victimes de la torture

En Tunisie, il n’y a pas de délit d’opinion en prison” (sic)
Déclaration du chef de l’État tunisien à Radio T. V. France Outre-mer du 22 Octobre 1997.

Pourtant, selon les rapports des ONG (A.I., FIDH, HRW, OMCT, ACHR, ACAT, Agir Ensemble pour les DH…) et des institutions intergouvernementales, les prisons tunisiennes regorgent de prisonniers politiques et d’opinion : des hommes, des femmes et des adolescents. Même si trois femmes viennent d’être libérées récemment, il reste encore des femmes emprisonnées et condamnées souvent à de lourdes peines. Monsieur Ben Ali vient de faire condamner en février dernier plus de 120 lycéens.
Longtemps vantée pour sa sérénité et sa tolérance, toujours imbattable pour son soleil et ses plages de sable fin, la Tunisie du « changement » l’est devenue encore plus pour ses nombreuses prisons, actuellement au nombre de 39, ses prisonniers politiques ( plus de 2000 selon les ONG  les plus crédibles),  les pratiques raffinées de ses tortionnaires, sa police politique pléthorique et son injustice d’État, le tout baignant dans une atmosphère de corruption, de délation et de terreur.

Le point sur la situation en Tunisie, avec de nombreux intervenants et témoins, dans une conférence organisée à  l’occasion de La Journée Mondiale Contre La Torture
Samedi 26 Juin 1999 à 19 heures
Au siège de l’Association des Étudiants Protestants de Paris
46, Rue de Vaugirard- Paris 6, à 14 heures
Métro : Odéon ou RER Luxembourg

A l’initiative de : Alliance Zapatiste de Libération Sociale (AZLS), Centre d'Information et de Documentation sur la Torture (CIDT) – Tunisie ; Collectif de la Communauté Tunisienne en Europe ( CCTE) ; Comité pour la Paix civile et la Démocratie en Algérie ( CPCDA) ; Commission Arabe des Droits Humains (ACHR) ; Institut Tunisien des Relations internationales ( ITRI ) ; La Pierre et l'Olivier, Réseau Européen de Solidarité avec le peuple de Palestine ; Programme Arabe des Défenseurs des DH ( APHRA) Le Caire ;   Solidarité Tunisienne ; Union Générale Tunisienne des Étudiants en France  (UGTEF).

 Actes de la rencontre

Les associations organisatrices de la rencontre du 26 juin 1999 :

Alliance zapatiste de Libération Sociale (AZLS), 5 rue de Douai, F-75009 Paris, Fax 01 49 95 06 56
L’AZLS, fondée en mars 1995 par les signataires du Manifeste Zapatiste, a pour objectif de lutter pour la liberté, la justice et la démocratie en Europe et dans le monde.

Centre d'Information et de Documentation sur la Torture (CIDT) - Tunisie
23 rue Brûlard, 25 000 BESANÇON, 03 81 41 33 22 (Tél. & Fax)
Association fondée le 11 mai 1994. Objectifs : Participer à la lutte contre la torture en Tunisie en mettant les faits y relatifs au grand jour et en alertant l'opinion publique sur des cas en cours, amener le soutien actif aux militants de "l'Intérieur", aider les Tunisiens qui échappent à la persécution et se trouvent demandeurs d'asile. Le CIDT - TUNISIE est affilié à l'ORGANISATION MONDIALE CONTRE LA TORTURE  ( OMCT).

Collectif de la Communauté Tunisienne en Europe ( CCTE), 1, rue Cassini,
75 014 Paris, 01 43 29 68 98, Fax  01 43 29 26 79.
Le Collectif a été formé a l'initiative d'un certain nombre d'associations tunisiennes en Europe à l'occasion de la visite du président Ben Ali au parlement européen à Strasbourg le 22 Juin 1993, pour l'organisation d'une manifestation de protestation qui a d'ailleurs été interdite par le préfet du Bas-Rhin. Objectifs : Le collectif dénonce le régime tunisien pour ses violations des droits de l'homme et la corruption de la famille présidentielle. Il informe l'opinion européenne sur les cas urgents et apporte son soutien aux opposants tunisiens dans leurs démarches auprès de l'administration française.

Comité pour la Paix civile et la Démocratie en Algérie ( CPCDA), 4, Parvis de la Brière, 92 160 Antony, 01 42 37 80 54 (Tél. & Fax)
Comité fondé en 1994 par un groupe de jeunes Algériens issus essentiellement de l'immigration. Objectifs : Prendre position face à la guerre qui venait de s'installer en Algérie. Le Comité a organisé d'importants meetings à Paris et à Marseille, des rassemblements et des marches de soutien à la paix en Algérie. Actuellement il suit les dossiers des disparus et envisage d'éditer un livre sur le sujet , en arabe et en français.

Commission Arabe des Droits Humains (ACHR)
5, rue Gambetta , 92 240 Malakoff, 01 40 92 15 88, Fax 01 46 54 19 13
L' ACHR est une organisation non gouvernementale fondée selon la loi 1901, le 17 Janvier 1998. Objectifs : Indépendante de toute idéologie politique ou religieuse, l'ACHR agit sur le terrain des droits de l'Homme et des libertés fondamentales dans le monde arabe. Deux tiers de ses membres sont résidents dans les pays arabes.

Institut Tunisien des Relations internationales ( ITRI ) 
25, rue des Rossays. 91600- Savigny sur Orge(F) .Tél / Fax : 33 1 69 44 21 52-
Mobile : (33) 06 83 48 53 91.- E. Mail : tunisielibre@yahoo.fr.
Association créée en France, le 20 Mars 1998. Objectifs : L'ITRI a pour vocation de servir d'espace de réflexion et de cadre d'action politique. L'Institut Regroupe une trentaine de Tunisiens, en Tunisie et en exil, de divers horizons politiques, tous unis dans la même détermination à mener le combat contre la dictature et pour l'instauration de la démocratie en Tunisie.
L'Institut s'est engagé dans un programme de traduction, d'édition et de diffusion d'ouvrages sur la Tunisie ainsi que dans l'organisation de séminaires d'information sur la résistance tunisienne.

La Pierre et l'Olivier, Réseau Européen de Solidarité avec le peuple de Palestine, B.P. 147  75 623, Paris Cedex 13, 01 43 14 92 42, Fax 01 43 55 45 29
Association crée en 1990, par des écologistes de diverses tendances. Objectifs : Soutenir le peuple palestinien dans la construction d'une société autonome fondée sur la récupération des terres et des ressources liées à la terre. Sensibiliser l'opinion européenne sur la gravité de la situation vécue par ce peuple depuis 1948, date de partition de la Palestine.

Solidarité Tunisienne,
40 rue Landy, 93 300 Aubervilliers, 01 43 52 09 86, Fax 01 43 52 72 93
Association crée le 4 Juillet 1997. Objectifs : Défendre les Droits des Tunisiens avec les moyens civils légaux; Oeuvrer pour une meilleure intégration des Tunisiens à l'étranger; Tenir informés les instances humanitaires et les médias sur la situation en Tunisie.

Union Générale Tunisienne des Étudiants en France  (UGTEF)
5 rue Jean-Macé, 94120 Val-de-Fontenay, 01 49 74 00 43
L'UGTEF est une organisation estudiantine fondée en 1991. Objectifs : Rassembler les étudiants tunisiens en France, les représenter auprès des autorités et défendre leurs droits matériels et moraux. Cependant la dérive dictatoriale du régime tunisien a obligé l'UGTEF à mettre de côté nos revendications catégorielles pour remplir notre devoir de citoyens, à savoir participer à la lutte de notre peuple contre la dictature dans le prolongement direct des luttes que des générations d'étudiants tunisiens ont menées contre la colonisation puis contre le despotisme.

Présentation
par Ginette Skandrani
La Pierre et l’Olivier

Nous avons tenu à organiser cette conférence sur les prisonniers tunisiens aujourd'hui 26 juin, à l'occasion de la journée mondiale contre la torture, à l'initiative de plusieurs associations, dont : La Pierre et l'Olivier, réseau de solidarité avec le peuple de Palestine, l'Azls (Alliance zapatiste de libération sociale), le Centre d'information et de Documentation sur la torture. La Commission Arabe des Droits humains, le Collectif des Communautés tunisiennes en Europe, Le Comité pour la paix civile et la démocratie en Algérie, L'Institut  Tunisien pour le Développement de la Démocratie et des Relations internationales, Le Programme Arabe des défenseurs des droits de l'Homme, Solidarité Tunisienne, SOS Tunisie, l'Union Générale Tunisienne des Étudiants en France  (l'UGTEF).

Les représentants de ces associations s'exprimeront pendant quelques minutes avant de donner la parole à des témoins des tortures et exactions, les ayant souvent subies eux-mêmes dans les prisons tunisiennes.

Cette Tunisie tant vantée,  sur nos panneaux publicitaires pour sa sérénité, ses plages de sable fin, son climat, sa joie de vivre cache à l'ombre des palmiers sa tyrannie et sa tortiocratie. Le modèle tunisien dont son président-général fait la propagande en nous bassinant des slogans creux "prospérité, stabilité, croissance, sécurité" ne trompe actuellement plus personne. Nombre d'ONG tunisiennes et internationales ont dénoncé et continuent à dénoncer les atteintes aux droits de la personne.

Plus de deux mille personnes, hommes, femmes, adolescents sont emprisonnés, certains depuis de nombreuses années. Beaucoup sont d'ailleurs soumis à la double peine, c’est-à-dire que s'ils approchent de la fin de leur détention, ils sont souvent recondamnés une deuxième fois à la même peine, et souvent pour appartenance à une organisation interdite.

Certains ont été condamnés suite à des manifestations, surtout celles, interdites lors de la guerre contre l'Irak,  pour avoir osé exprimer leur solidarité avec un peuple frère agressé, d'autres pour avoir osé réclamer plus de justice ou de dignité, ou tout simplement pour être parent ou voisin d'un sympathisant d'un mouvement non autorisé comme Ennahdha ou certaines organisations d'extrême- gauche .

La torture est une pratique courante dans les casernes, les commissariats et jusque dans les locaux du ministère de l'Intérieur, au centre de Tunis. Nombre de Tunisiens sont morts sous la torture, d'autres ont gardé des séquelles et sont souvent handicapés à vie, leurs tortionnaires se promenant librement entre les deux rives de la Méditerranée. Nous avons croisé l'un d'entre eux devant le Centre culturel tunisien à Botzaris, lors d'une manifestation, il y a deux ans.

Les femmes dont Ben Ali défend si ardemment le droit auprès de ses amis occidentaux ne sont pas épargnées par cette oppression. Même si récemment il vient d'en libérer trois, nombres d'entre elles restent détenues, harcelées, humiliées, menacées de viol ou violentées en prison. Il suffit que leur mari, leur frère ou un parent soit considéré comme opposant au régime, elles sont arrêtées, interrogées, puis mises en quarantaine dès qu'elles sont libérées, avec impossibilité de communiquer ou de se faire aider financièrement par la famille ou les voisins. Cette attitude participe à la dégradation de ce qui faisait la cohérence de la société tunisienne, l'esprit communautaire et familial et accentue l'individualisme et la crainte et donc l'isolement des gens.

La société civile toute entière a été et reste écrasée par la terreur et la corruption, le milieu associatif ou syndical est réglementé ou inexistant, les organisations non affiliées au pouvoir n'ont aucun droit de cité. Nous l'avons vu dernièrement avec l'interdiction du Conseil National des Libertés.

Les libertés publiques et privées ne sont plus qu'un souvenir, la presse est muselée, les journalistes qui osent critiquer le pouvoir sont enfermés ou interdits.  Il n'existe plus de vie politique, le parti unique régnant en maître et à la botte de son maître. Tous les rouages de l'État sont soumis à la volonté du Ministre de l'Intérieur qui reste directement affilié au seigneur de Carthage et s'autorise tous les contrôles sur la population de jour comme de nuit.

L'exil, après bien des péripéties à travers les pays voisins, a souvent été la seule issue pour des opposants et les défenseurs des droits de l'homme, qui ont  de plus dû se battre pour faire sortir leurs familles privées de passeports et gardées en otage par l'Etat policier.

Les élections présidentielles d'octobre ne promettent aucun changement et cette fin de siècle s'annonce particulièrement douloureuse pour la Tunisie et les Tunisiens.

Le devoir sacré des Tunisiens
par Khaled M'Barek
Centre d’information et de documentation sur la torture en Tunisie

Le martyre tunisien :

Je voudrais d’abord saluer chaleureusement l’initiative des Tunisiens et de leurs amis qui ont pensé à donner un contenu à cette journée et à y marquer un temps de réflexion. Je remercie sincèrement les organisateurs qui m’ont fait l’honneur de m’inviter à cette importante manifestation. Une manifestation si rare et en même temps si nécessaire que cela mérite d’être salué. Seuls les Tunisiens réellement hostiles à la torture et leurs amis désintéressés à l’égard de notre pays peuvent entreprendre ce type de démarche. Les Tunisiens qui - par peur ou par coupable ambition - courbent l’échine et se prosternent, rampent, se tortillent et se couchent devant les “prépondérants” qui tiennent le pays en laisse, ceux-là, dis-je, ne sont pas capables d’une telle générosité. Certains d’entre eux ignorent peut-être ce à quoi peut ressembler un supplice tunisien, comme dirait notre compatriote Ahmed Manai; mais une majorité de gens savent exactement jusqu’où le pays s’est enfoncé depuis le putsch du général Ben Ali...Dorénavant, les Tunisiens seront persécutés par courants idéologiques et politiques tout entiers, sympathisants de base, femmes, enfants et vieillards compris...C’est réellement une première que l’on peut mettre au crédit du nouveau pouvoir. Cette journée et cette manifestation, nous voudrions l’espérer, seront l’occasion d’une prise de conscience toujours plus aiguë de la nécessité d’agir contre la torture au “pays proche”...On ne perdra pas de vue quelque chose d’essentiel: cette journée est placée sous le signe de la lutte contre l’impunité.

Un regret tout de même: nous autres Tunisiens n’avons pas su nous unir face à ce qui fait le plus directement le malheur de notre pays. La torture est un thème qui devrait être le plus fédérateur possible. Les clivages habituels devraient ne pas avoir cours, être suspendus momentanément. Ce n’est pas le cas et j’en suis extrêmement navré. Je n’ai aucun jugement à porter sur les responsabilités des uns ou des autres quant à cet éparpillement face à un phénomène à caractère éminemment politique, qui exige l’union sacrée... Je constate simplement, parce que les victimes me font de la peine, énormément de peine...

Cela dit, la torture a fait en Tunisie des ravages qui nécessiteront de longues années pour être surmontés. Il faut se rendre compte qu’il existe très peu de familles qui ne comptent pas un parent proche éloigné victime de la torture ou de pratiques apparentées. Qu’il soit politique ou de droit commun, un Tunisien tombé sous la coupe de la police est quasi automatiquement soumis à la torture. La garde à vue est ainsi le moment où le supplicié est plongé dans ce qu’il croit être un affreux cauchemar qui s’obstine à durer. Nombreux sont ceux qui en ont gardé des séquelles qui vont largement au-delà  du simple mauvais souvenir. Ceux qui l’ont pu parmi les rescapés et les fuyards ont quitté le pays et constitué ce qui est véritablement une diaspora tunisienne, dont les membres sont éparpillés de la Nouvelle-Zélande au Canada, en passant par l’Europe et certaines contrées d’Afrique noire...Ceux-là ont laissé une famille que la Sécurité d’Etat a vite transformée en souffre-douleur permanent. Une véritable vengeance par personnes interposées s’est exercée et s’exerce encore sur les familles des détenus et exilés. Des drames douloureux ont été créés par le gouvernement. Des personnes seules ou des familles qui ont eu l’intention de quitter le pays l’ont payé très cher. Souvent plusieurs années de prison, avec les conséquences que l’on peut imaginer pour des enfants en bas age.

II - De la torture comme forme de gouvernement

Il est à noter, concernant la Tunisie, que la torture n’est ni un phénomène nouveau ni une pratique limitée à tel ou tel type d’infraction. Sous Bourguiba, on torturait. Bourguiba lui-même avait été pris en flagrant délit de décoration d’un tortionnaire connu. Un journal d’opposition qui avait relevé le fait avait écopé d’une suspension de six mois. Il y eut également de nombreuses affaires de décès en garde à vue de détenus de droit commun. Certaines avaient fait l’objet d’une relative médiatisation. L’on peut donc affirmer qu’il existe une tradition dans ce domaine. Tradition d’autant plus ancrée dans certaines unités des forces de sécurité intérieures qu’elle aboutira à la “culture de la torture” qui règne à Tunis depuis plus d’une décennie.

De ce point de vue, on peut dire que la pratique de la torture est perçue comme un moyen de maintenir l’hégémonie établie en novembre 1987. A tout prix. L’Etat n’a qu’un objectif unique: ne pas être contesté et, s’il venait à être contesté, s’assurer la capacité immédiate et permanente d’étouffer toute forme de contestation individuelle ou collective. Soucieux de faire face à ses phobies, réelles ou simulées, qui tournent toutes autour du pouvoir perdu, l’État dégage les fonds nécessaires à une surveillance quasi-pénitentiaire de la société. Il sécrète une caste d’individus appartenant aux divers corps d’autodéfense du régime, qui s’apparentent davantage à des névrosés ou à des délinquants de droit commun qu’à des policiers. Les gouvernants sont convaincus qu’en dehors de la violence d’État, spécialement sous la forme de torture planifiée par des spécialistes au plus haut niveau de l’État, il n’y a point de salut. On aboutit à une politique menée par l’État en tant que tel et où les tortionnaires et les commanditaires, en plus des complices à tous les échelons, forment l’essentiel, sinon la totalité du personnel aux commandes du pays. Il ne s’agit pas là d’une appréciation subjective, mais d’un constat sur la base de très nombreux témoignages de sources très diverses, qui laissent apparaître dans le comportement des tortionnaires des similitudes qui ne peuvent aucunement être le fruit du hasard. Avec le temps et depuis au moins 1990, une politique de répression systématique de toute forme d’opposition avait été enclenchée. C’est à cette réalité que nous semble correspondre le terme de tortiocratie. Cette mentalité, cette “culture de la torture”, selon la percutante expression de M. Mavrommatis, membre chypriote du Comité contre la Torture, appelle toujours davantage de pratique de la torture. Un système quasi autonome de reproduction des comportements tortiomorphes est ainsi mis en place. Il pèsera lourd dans l’avenir de la paix civile dans le pays.

III - La torture sur les personnes privées de liberté

A travers les récits des Tunisiens qui ont connu l’enfer des geôles de leur pays et qui ont pu témoigner, se dégage une constante:  tout ce qu’ils ont pu subir à tous les stades de leur calvaire, qu’il ait duré un jour ou sept ans, est concerté entre tous les échelons de la police, de la “justice” et parfois des mouchards des comités de quartier ou des structures de quadrillage du RCD au pouvoir. Il est établi que le poste qui effectue une arrestation en réfère à sa hiérarchie par télécommunications. Il précise l’identité du “suspect”, l’affaire dans le cadre de laquelle il a été arrêté et les actes de police qui ont été effectués avec lui. Tant le dépassement du délai de garde à vue, la falsification des registres y relatifs, que les agressions physiques de toutes sortes subies pendant cette période seront connus de toutes les autorités. Selon les cas, des centrales de tortionnaires, telles que le Quartier général de la Garde nationale de Laouina ou les divers services dits “spéciaux” de la police, dépêchent des représentants pour participer à l’interrogatoire ou aux séances de torture de suspects particuliers.

La torture n’est pas réservée à des personnes dont on connaîtrait l’appartenance politique. Si on a un doute, on torture. Si rien ne vient confirmer le soupçon, on renverra la personne dans la rue sans autre forme de procès...

Tout ou presque a été dit sur les méthodes de torture employées par la tortiocratie tunisienne. J’ajouterai simplement que des formes de torture nouvelles semblent être à un stade expérimental au Ministère de l’Intérieur. Selon des sources dignes de confiance, des locaux assez spéciaux semblent avoir été mis en place pour une torture scientifique, jouant sur l’imaginaire symbolique, la manipulation mentale et l’usage de drogues assimilées à des formes de “sérum de vérité”... Nous ne pouvons pas être catégoriques quant à la généralisation de ce type de traitement, qui a le mérite de garder un semblant d’intégrité physique à la victime. Mais au regard du nombre de morts et à celui, plus important, de ceux qui ont gardé des séquelles à vie de la torture, on peut estimer assez probable que le pouvoir tortiocratique de Tunis cherchera des formes de torture soft... On peut même s’attendre à une certaine légalisation de la pratique de la torture, à l’instar de ce qu’a fait Israël...

Pour ce qui concerne les prisons, il était un temps où l’entrée dans un centre relevant de l’administration pénitentiaire signifiait la fin du calvaire que les prévenus subissaient entre les mains de la police. Depuis la fin des années 1980, les détenus peuvent être torturés par les agents de l’administration pénitentiaire. Certaines formes de torture et de traitements dégradants ont été transformées en une sorte de rite: dès l’arrivée dans une nouvelle prison, le groupe de détenus politiques trouve un comité d’accueil de plusieurs agents qui les matraquent, les giflent, les mettent à genoux et leur font subir toutes sortes de brimades...Par la suite, chaque faute épinglée par un gardien donnera lieu à une punition qui s’apparente le plus souvent à une forme de torture. On notera que tous les agents, de quelque grade qu’ils soient et à quelque corps qu’ils appartiennent, sont autorisés à infliger des sévices aux détenus. Certains, qui se targuent d’être des intellectuels, ne s’en privent pas. La victime peut ainsi subir une bastonnade lors d’un déplacement dans les locaux ou d’un transfert vers une autre prison, lors de la promenade ou à n’importe quel moment, sur simple dénonciation.

A cet égard, la législation, notamment la loi de 1988 sur les prisons, est destinée à la propagande et aux institutions internationales, qui ne se sont pas laissées berner. Cette législation, à peu près conforme aux règles internationales de traitement des personnes détenues, stipule entre autres que chaque détenu a droit à un matelas, qu’un conseil de discipline examine le cas de détenus ayant transgressé le règlement, que chaque détenu a droit aux soins de santé. On sait bien, avant les cas Jouhri ou Zran, de quoi est faite l’existence des détenus qui ont le malheur de tomber malades en prison...

IV - Les complices des tortionnaires

Un aspect assez peu connu et une zone d’ombre que tout Tunisien qui se respecte se doit de dénoncer haut et fort: les tortionnaires seraient beaucoup moins nocifs sans les complicités qui leur viennent d’autres secteurs de la société. Le plus souvent sous forme de fausses ONG (des ONG gouvernementales, a-t-on pu ironiser!) ou de vraies- fausses ONG (ONG authentiques phagocytées de l’intérieur, à l’instar de la plupart des unions professionnelles):

- Les médecins: il existe en Tunisie une ONG qui s’intitule Jeunes médecins sans frontières. Elle n’a rien à voir avec la prestigieuse organisation du même nom. Ses membres, largement financés par les autorités, portent la bonne parole gouvernementale là où ils réussissent à tromper des gens et à se faire inviter...MSF International a protesté auprès de la fausse MSF tunisienne et l’a menacée de poursuites.

D’autres médecins refusent de délivrer un certificat constatant des sévices, voire refusent d’examiner un patient à problèmes. Ils bafouent leur serment...

- Les avocats: une autre association bidon dénommée Avocats sans frontières sévit à Tunis depuis plusieurs années. Elle se donne pour mission de répondre, y compris par l’invective et l’insulte, à toute partie étrangère qui épinglerait la situation des droits de l’homme en Tunisie, notamment et surtout au regard de la torture.

De nombreux autres avocats, dans le cadre d’une lutte pour une place au soleil, rivalisent de servilité et de bassesse en vue de s’attirer les bonnes grâces du gouvernement.

- Les universitaires: il faut souligner que les gens qui peuplent les bureaux du Ministère de la Justice et des départements juridiques d’autres ministères sont des juristes confirmés. Or, on se rappelle que ce sont les Hocine Chérif et consorts qui préparent les rapports gouvernementaux à l’attention des instances internationales de contrôle. Ce sont eux qui répondent - quand ils répondent - sur les cas soulevés de l’extérieur. C’est Mohamed Ben Salah qui avait convoqué les magistrats un à un pour leur faire signer un texte différent de celui qui avait été adopté lors du séminaire organisé sous l’égide de la CIJ en décembre 1994.

- Les journalistes: je m’excuse de ne pas évoquer cette catégorie professionnelle, car elle n’existe plus en Tunisie, à part quelques plumes isolées mais solides qui s’expriment à l’étranger...Pour le reste, ce ne sont même pas des complices...

V - L’impunité en Tunisie, une plaie nationale

Depuis 1989 au moins, Amnesty International n’a cessé de dénoncer la situation en Tunisie et de recommander au pouvoir en place des actes concrets et précis pour redresser une orientation qui avait tout de la dérive mafieuse. Rien qu’en suivant l’évolution des rapports de cette organisation, on se rend compte que les vérités étaient dites de plus en plus crûment. Depuis le petit livre de janvier 1994 (Du discours à la réalité), l’organisation avait jugé la situation si grave qu’elle s’était départie très largement de sa légendaire réserve diplomatique: toutes les perversions du système judiciaire ont été exposées au grand jour. Les responsables de l’application des lois ont été sermonnés par catégorie. Des exemples précis et circonstanciés ont été avancés à l’appui de chaque thèse. D’autres témoignages et d’autres rapports sont venus s’accumuler depuis et prouver définitivement que la torture et les pratiques connexes sont loin d’être un phénomène marginal ou des dépassements-individuels-non-conformes-à-la-politique-de-l’Etat... Depuis, des tragédies ont été mises au jour (décès en garde à vue ou en prison). D’autres avaient été évitées de justesse (divorces forcés, notamment Timoumi). Mais jamais un agent d’exécution ou un donneur d’ordre n’a été traduit en justice, ni inquiété le moins du monde du fait de son activité criminelle. Nous avons même des informations sur des cas précis de promotions récoltées par des tortionnaires, notamment sous forme de décorations (Hassen Abid, que M. A. Manai connait bien) ou d’affectations à l’étranger.

Cette situation a abouti à un sentiment général de sécurité chez les tortionnaires, qui participe du cercle vicieux de la torture qui s’auto- reproduit. Dans la mesure où ils estiment ne jamais avoir de compte à rendre à personne, les criminels dépassent même les ordres qui leurs sont donnés et se transforment, d’une manière que leur hiérarchie ne peut absolument pas ignorer, en véritables gangs mafieux tenant la population sous leur coupe et usant et abusant de leur pouvoir sans fin, notamment pour extorquer de l’argent à des citoyens qui savent qu’il vaut mieux éviter les “histoires”...

C’est dans ce cadre que nous autres Tunisiens devons nous féliciter particulièrement de l’avènement du Tribunal pénal international qui, osons l’espérer, aura un jour ou l’autre à demander des comptes aux tortionnaires et, surtout, à leurs commanditaires, qui ont ensanglanté la Tunisie et en ont fait un vaste atelier de torture. Il nous incombe, ainsi qu’à tous les amis de notre pays d’agir en vue de contraindre le pouvoir du général Ben Ali à ratifier les statuts du TPI. Dans le monde actuel, avec l’arrestation et la mise sous écrou extraditionnel de Pinochet, ainsi que l’inculpation de Milosevic, il n’est plus aisé de résister au mouvement. Tout en étant pleinement conscient des aspects pervers potentiels de ce dispositif, du fait de la mono- polarisation du monde, j’estime que notre pays peut en tirer un bénéfice certain dans sa lutte pour préserver sa paix civile.

Quant au Comité contre la Torture, le pouvoir tunisien est comptable devant lui de tous ses agissements envers ses administrés en général (procédure des rapports périodiques), comme envers chaque particulier (procédure des plaintes individuelles au titre de l’article 22). Or, il est navrant de constater que, depuis l’entrée en activité du Comité en 1989, il n’a reçu qu’une ou deux plaintes de particuliers tunisiens. Dans une diaspora de plusieurs milliers de personnes à travers le monde, dont nombreux ont eu affaire à la police politique et aux geôles du général Ben Ali, ce silence contribue à réduire la crédibilité du discours tunisien non-gouvernemental sur la prédominance de la torture.

Pour être efficaces et pratiques, j’appelle tous les Tunisiens ici présents à ne pas se séparer avant de passer en revue ensemble des cas qui pourraient être déférés au Comité. Et que l’on ne nous parle pas de la sécurité de la famille. Le pouvoir ne leur a rien épargné qu’il pourrait leur faire subir maintenant. J’insiste ici sur le fait que le simple pourvoi devant le Comité, avec nom et adresse, constitue déjà une forme de protection puisque le Comité va demander au gouvernement de ne pas s’en prendre aux familles. Le plaignant devra juste mettre au point un système efficace de liaison téléphonique avec les personnes qu’il estime susceptibles de subir une réaction contre une éventuelle action devant le Comité...

Sans ce minimum de courage, nous aurons refusé de témoigner sur notre pays. Or, que nous reste-t-il, pour notre honneur et celui de notre pays, que cette capacité - et ce devoir - de témoigner.
Intervention de Fadhel Beda
Solidarité tunisienne
 
Je voudrais tout d’abord remercier les organisateurs de la présente conférence pour cette heureuse initiative, ô combien importante pour des gens étouffés et oubliés dans leurs prisons et qui n’ont d’espoir pour briser le mur de silence que leur foi et votre voix.
Je suis tout à fait d’accord avec les interventions et témoignages qui nous ont dressé une situation dramatique et scandaleuse des prisons tunisiennes. Pour ma part, je voudrais insister sur un phénomène qui est devenu une “spécificité tunisienne”: il s’agit de l’isolement et des différentes formes qu’il peut prendre, selon plusieurs témoignages qui ont convergé pour affirmer que la pratique de l’isolement est une forme de torture organisée et systématique.
Cette mesure discriminatoire, appliquée uniquement aux prisonniers politiques, vise à briser ces derniers en les coupant des mondes intérieur et extérieur.
Pour mettre en œuvre cette politique de destruction, les autorités pénitentiaires ne lésinent pas avec les moyens: la dégradation de la nourriture, la privation des soins, l’interdiction de tout mouvement et de toute activité en dehors de la cellule, rendre la visite éprouvante et le plus souvent impossible, privation du droit à l’information (médias et presse), interdiction de tout contact avec les autres détenus et les agents surveillants, la violence, l’humiliation, le chantage, l’agression sexuelle sont des pratiques courantes dans les prisons tunisiennes. Les commanditaires et les exécutants de ces mesures inqualifiables courent toujours et continuent d’infliger supplices et “mort lente” à leurs victimes en toute impunité, en dépit des contestations et des plaintes venues de l’intérieur (grèves de la faim, correspondance...) et de l’extérieur (rapports, actions urgentes, communiqués, conférences...).
Cette situation, qui dure maintenant depuis dix ans pour la plupart des détenus, devient de plus en plus éprouvante et usante pour un certain nombre d’entre eux, auxquels la machine répressive et torturante du régime a réservé un châtiment particulier. Il s’agit notamment des dirigeants islamistes d'Ennahdha qui, outre les lourdes peines prononcées à leur encontre, subissent de mauvais traitements et des formes diverses d’isolement. Nous citons à titre d’exemple: l’isolement de durée indéterminée pour M. Ali Larayedh, ex-porte-parole d’Ennahdha, M. Hammadi Jebali, ancien directeur de l’hebdomadaire El Fejr, le professeur Sadok Chourou, Ali Zeroui, Mohamed Arkout, Habib Ellouz, ex-porte-parole d'Ennahdha. Il y a ensuite l’isolement prolongé pour Abdelkarim Harouni, ex-Secrétaire général de l’UGTE, Ajmi Ourimi, Abdelhamid Jelassi, Ahmed Labyedh, Sahbi Atig et d’autres anciens détenus tels que Mohamed Moada, président du MDS, Me Béchir Essid, le Dr Moncef Ben Salem...Il y a aussi l’isolement combiné avec d’autres sanctions - tous les prisonniers politiques ont dû passer par ce type de mesure - et enfin, l’isolement répété...
Pour conclure, je voudrais dire à tous les opposants et militants qui croupissent dans les prisons tunisiennes que nous compatissons avec votre douleur, que nous sommes solidaires de votre combat et que nous sommes déterminés à défendre votre cause.
Je profite de cette occasion pour lancer un appel à tous les défenseurs des droits humains, vous en particulier, pour que cette rencontre soit l’ébauche d’une campagne réclamant l’élargissement de tous les prisonniers d’opinion en Tunisie.

Intervention d’Ahmed Amri
Union Générale Tunisienne des Étudiants en France
 
Je venais pour parler au nom de Radhia, au nom de Rachida et de Saida Chabbi mais vu qu’il y a autre chose de plus important, que nos amis, nos anciens collègues sont encore en prison, j’ai préféré parler au nom des étudiants tunisiens. Mais je veux d’abord remercier tous ceux qui ont aidé à la libération de Radhia, de Rachida et de Saida. La dernière information, c’est que les trois dames libérées ainsi que Nizar Charif sont toujours soumis au contrôle policier. A titre d’exemple, Radhia se déplace tous les jours de trente kilomètres à l’office de police le plus proche du village. Elle est toujours accompagnée de sa mère âgée de 67 ans, qui a peur que sa fille ait un autre sort. Il en est de même pour les autres.
Je parle donc au nom de l’Union générale tunisienne des étudiants en France et je remplace M. Karim Azzouz qui n’a pu être là.
Pour mémoire, l’Union générale tunisienne des étudiants, qui était interdite avant 1987, lors de l’arrivée au pouvoir de Ben Ali, a été reconnue légalement comme syndicat mais nous avons été confrontés à des situations un peu diverses, surtout lors de la Guerre du Golfe et avec la dégradation de la situation des droits de l’homme en Tunisie. On ne pouvait pas, comme étudiants, être loin de ce combat-là, combat de liberté. Donc, on était tous engagés pour que tout le monde ait la parole, ait le droit de parler et de dire son opinion sans crainte. C’est ce qui a poussé les autorités tunisiennes à interdire, en avril 1991, le syndicat et à commencer à arrêter tous les responsables et militants. J’étais responsable régional de Monastir, puis de Sfax. Je n’ai par chance pas été arrêté.
On a essayé récemment de faire un petit recensement pour voir combien d’étudiants étaient en prison. On n’a pas pu. Plusieurs d’entre eux ont été libérés puis remis en prison. On ne sait donc pas le nombre exact, mais il y en a encore des centaines en prison. De plus, les étudiants libérés n’ont pas le droit de poursuivre leurs études et ceux qui les ont poursuivies - ils sont peu nombreux - n’ont pas le droit de travailler. Les étudiants qui sont toujours en prison ont essayé, par la grève de la faim et par d’autres moyens, d’avoir le droit d’étudier, mais ils en ont été empêchés jusqu’ici.
En plus des étudiants, je tiens à citer les élèves, dont l’un, Moncef Dhibi a été arrêté en 1991 et condamné à 8 ans de prison et là, il se voit prolongé de 3 ans de prison, sans être averti.
Je voudrais parler d’un exemple- type, qui est Abdellatif El Mekki, ancien secrétaire général de l’UGTE, l’un des cas les plus connus, victime de tortures. Il a été arrêté avant 1987 et libéré en décembre 1987, puis de nouveau arrêté en mai 1991 et condamné à 10 ans et 11 mois de prison. Il se plaint de lombalgies chroniques depuis 1987. Ils l’avaient fait tomber de haut pendant les tortures en 1987. Il se plaint aussi d’ulcères, de varices. Il a été hospitalisé à deux reprises à l’hôpital de Sfax, il y a un an. Il a énormément maigri. Il faisait une taille de 52-54. Là, il fait une taille de 40. Il a un enfant qu’il n’a vu qu’une fois.
L’UGTEF a besoin de votre aide à tous, d’abord pour le recensement, ensuite pour nous aider à éclairer l’opinion française et internationale sur la situation des étudiants qui ont été emprisonnés à 18, 20 ou 25 ans et qui maintenant ont 35 ans. Qu’est-ce qu’ils veulent faire de ces gens-là? Ils veulent faire un exemple- type: c’est que personne ne pourra parler, sous peine d’avoir le même sort que les étudiants en 1987 et 1991.
 
Intervention d’Amina Kadi
Comité pour la Paix Civile et la Démocratie en Algérie
 
Bonsoir à tous. Je suis très contente d’être parmi vous, même si le sujet est terriblement grave. J’ai été très heureuse d’avoir été contactée par les organisateurs tunisiens pour participer et nous avons donc signé l’appel. Je considère que c’est extrêmement important, au niveau du Maghreb, que nous arrivions à travailler ensemble, parce que nous sommes face à des problèmes pareils, à quelques variantes près. Quand je regarde la manière dont on torture, bon, j’ai remarqué que, chez les Tunisiens, il y a l’histoire du “poulet rôti”, que j’ai appris en lisant le livre de Ahmed Manai, qui n’existe pas par exemple en Algérie, que je n’ai pas encore vu, mais il y a autre chose. J’ai été totalement convaincue qu’au niveau du Maghreb, en tant qu’associations, nous devons travailler ensemble pour qu’un jour nous arrivions à construire un Maghreb des peuples et pas un Maghreb des dictateurs tel qu’il est actuellement.
Je me permettrai de présenter notre association en premier; ensuite, je vous parlerai de la torture, mais je lui donne un sens large, un peu plus large que ce qui a été fait jusqu’à présent. Je vous présenterai les conclusions d’un dossier que nous venons de terminer, sur les disparitions et après je vous parlerai de la torture, telle qu’elle est vue classiquement. Moi, je dis que les disparitions sont une espèce de torture collective, puisque non seulement la personne, quand elle est disparue, nous le savons par témoignages et recoupements, est victime de tortures, mais ensuite, il y a la torture morale des familles, qui est terrible, et qui dure depuis des années.
Alors, le Comité pour la paix civile et la démocratie en Algérie a été fondé en 1994 par un groupe d’Algériens issus essentiellement de l’immigration, qui étaient décidés à prendre position face à la guerre qui vient de s’installer dans notre pays. Le contexte en 1994, vous le connaissez très bien. L’Algérie a malheureusement occupé les médias pendant un peu plus de sept années à ce jour. Le pays avait sombré dans le cycle de la violence suite à l’arrêt du processus électoral de 1992. Une répression féroce a suivi, que vous connaissez: arrestation par milliers de sympathisants ou présumés sympathisants du FIS, y compris de ceux qui venaient d’être choisis par les urnes et ça, c’est très caractéristique de ce qui vient de se passer en Algérie; ouverture de camps dits “de sûreté” au Sud, pratique de la torture à très, très grande échelle. En parallèle, des maquis se constituent, les attentats contre les forces de sécurité s’intensifient, les édifices publics n’échappent pas à la violence. Très rapidement, malheureusement, le champ des victimes de la guerre s’élargit à toute la société et pas seulement aux premiers antagonistes au départ de la guerre, où l’on semblait pouvoir distinguer entre les groupes armés “d’opposition” et d’autre part les services de sécurité. Pour dire non à cette guerre odieuse et pour contribuer à arrêter l’effusion de sang avant qu’il ne soit trop tard - on n’a pas réussi, puisque le pouvoir ne le voulait pas - des femmes et des hommes avaient décidé de rompre le silence et d’agir pour un retour rapide à la paix civile. Les jalons et référents du comité sont posés: le dialogue avec tous ceux qui rejettent la violence, la paix civile, la démocratie, mais aussi condamnation de la violence des groupes armés islamistes et de la violence de l’État.  Le CPCDA a toujours soutenu toutes les initiatives qui allaient dans le sens d’une solution politique de la crise. Nous avons soutenu très fortement les signataires du Contrat de Rome et même nous disons, quand on nous demande de nous situer, que nous sommes dans l’esprit et dans la démarche du Contrat de Rome. Pour nous, la rencontre de plusieurs partis dont les fondements et les programmes sont complètement opposés, a constitué un véritable challenge et un grand espoir pour une majorité d’Algériens et pour nous-mêmes en tant qu’association. Je considère personnellement que c’était l’acte fondateur et par exemple, ce qui s’est passé dernièrement avec le Manifeste pour les libertés et les droits démocratiques en Algérie est une continuité de ce qui s’est passé à Rome. Comme vous le savez, il a été générateur d’un consensus autour d’un SMIG minimal de valeurs de tous les signataires. Je rappelle juste quelques principes: le rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir, le rejet de toute dictature, quelle que soit sa forme ou sa nature, le respect et la promotion des droits de la personne humaine tels qu’énoncés par la Déclaration universelle, les Pactes internationaux sur les droits de l’homme, la Convention internationale contre la torture. Vous savez ce qu’il en a été: le pouvoir avait rejeté, comme il le disait, “globalement et dans le détail”, le Contrat de Rome, les signataires ont été voués aux gémonies, traités de traîtres. Nous, en tant qu’association, à un moment donné, on s’est dit “Est-ce qu’on met ça clairement?”, nous avons décidé de nous montrer tels que nous sommes, ceux qui sont d’accord avec nous viennent avec nous, ça ne sert à rien d’avoir beaucoup de monde si les gens ne partagent pas nos opinions fondamentales. Vous savez ce qui s’est passé en été 1997, qui a été l’une des périodes les plus meurtrières de cette guerre, où nous avons vu des crimes contre l’humanité et des génocides, des massacres collectifs se faire et comme vous le savez, je ne vous apprends rien, à proximité de lieux de forces de sécurité, tous corps confondus. A ce moment-là, notre association a été l’une des premières à demander une commission d’enquête internationale pour examiner les faits, situer les responsabilités, nommer les commanditaires et les criminels, à quelque niveau qu’ils soient. Voilà pour la présentation.
Je vais donc vous parler de ce travail sur les disparitions. Je considère que c’est une torture collective. Moi-même, j’ai un neveu qui est disparu et je vous lirai ce qu’on nous envoie comme lettre pour nous annoncer sa mort, alors qu’il est disparu depuis 1995 et qu’il est entre leurs mains, mais il “meurt dans un accrochage” avant d’avoir été arrêté par eux et eux...vous savez qu’en Algérie, nous avons le don de ressusciter les morts!
Au niveau des conditions générales, les personnes disparaissent après avoir été arrêtées par les différents services de sécurité - policiers, gendarmes, militaires, Sécurité militaire - agissant séparément ou ensemble, dans certains cas accompagnés par des miliciens. La tranche d’age de la population victime est plutôt très large. Nous avons une liste de 70 personnes sur laquelle nous avons travaillé. La plus jeune a juste quinze ans, elle s’appelle Nawel Zamzoum, et le plus âgé a 66 ans. Mais, selon une étude d’Algeria Watch sur environ 2 000 cas, il ressort un intervalle de 14 à 79 ans. Des adolescents sont arrachés au monde de l’enfance, des vieillards voient leur quiétude violée. Les enlèvements se font au domicile, au travail, dans la rue, au niveau des barrages mais des fois, il arrive qu’on convoque des personnes au commissariat et qu’elles disparaissent après s’être rendues au commissariat. J’ai le cas d’un père à qui on a demandé de ramener son fils à la gendarmerie, sinon on l’avait menacé de brûler sa maison et puis, on lui avait promis de libérer un autre fils qui était chez eux. Il a lui-même ramené son fils et ne l’a plus jamais revu. Je vous laisse imaginer sa culpabilité ensuite, puisqu’il a lui-même ramené son fils en se disant: “Je fais confiance à la justice de mon pays.”
Un certain nombre de personnes disparaissent des commissariats, où la Sécurité militaire vient les chercher. 65% des personnes sont enlevées à leur domicile. Les médias nous disaient que ces gens qui disparaissaient étaient illettrés et misérables. Or, dans cette liste, on trouve une grande variété de professions: médecine, magistrature, architecture, direction de société, informatique, commerce. 75% de ces disparus travaillaient ou faisaient des études.
Les arrestations ont lieu de jour comme de nuit; les services de sécurité n’hésitent pas à débarquer dans des voitures banalisées. Les méthodes brutales peuvent commencer dès l’arrestation. Un père de famille qui a été enlevé par de nombreux policiers de chez lui, après effraction de porte, a été torturé chez lui, devant sa famille de 1 heure à 3 heures du matin, dans sa salle de bains, en présence de sa fille. Certaines personnes sont kidnappées en pyjama et pieds nus. Il y a des actes de vol, de pillage, de vandalisme qui accompagnent les enlèvements. La pratique des disparitions continue toujours. Dans notre liste, le cas le plus récent date de mai 1998.
Pour nous le recours à la technique de la disparition après enlèvement par les forces de sécurité n’est pas un acte fortuit. Pour nous, c’est un produit qui a été mis en place par le système pour mener à bien sa guerre. Je peux vous citer un journaliste d’Al Khabar qui disait: “Il y a suffisamment de courage pour reconnaître que les disparitions sont une décision erronée, même si les conditions des années 1993-1994 suggéraient le contraire.” Maître Bouchachi dit: “Ces enlèvements constituent une politique générale de l’Etat. En 1992, la loi a donné toutes les prérogatives aux forces combinées pour procéder aux enlèvements de citoyens. Les institutions de l’État doivent assumer leur responsabilité historique sur cette situation tragique qu’ont vécu des milliers de familles algériennes.”
Ce qui se passe pour les disparitions en Algérie aujourd’hui n’est pas quelque chose d’original. Nous l’avons déjà vécu pendant la guerre de libération nationale. J’ai trouvé par hasard rue des Écoles un livre datant de 1959 intitulé Les disparus, fait par Vergès et d’autres auteurs moins connus. J’ai été frappée, sidérée même par la similitude des cas, des méthodes, de l’argumentaire des autorités et des démarches des familles. Si vous permettez, je cite un peu Vergès au début du livre: “Les disparitions sont d’une effrayante monotonie: au milieu de la nuit, des soldats sont venus, ont enlevé l’homme, père, fils ou époux et sont partis dans les rues désertes vers une destination inconnue. La femme a couru partout, au Commandement d’Alger-Sahel, à la Xème Région militaire, au Gouvernement général, à la Préfecture, au tribunal. On l’a écoutée, on a noté ses déclarations. Tout le monde est compétent et personne n’est responsable. Elle n’a obtenu aucune réponse à son angoisse.” Les responsables ont changé, les méthodes et les victimes sont toujours les mêmes, c’est toujours le peuple algérien qui est touché.
Pour la torture, qui a été instituée en Algérie, je ne vais pas vous décrire la variété des sévices moraux et corporels, et puis on a l’impression que nos tortionnaires sont très compétitifs et ils sont perfectionnistes dans leurs méthodes. Ce dont on se rend compte, c’est qu’il y a une volonté de détruire et de briser l’autre. Il s’agit aussi de terroriser, à mon avis, c’était pour soumettre un peuple par des moyens despotiques. Vous savez surement qu’on nous montrait à la télévision des personnes qui étaient dans un état de délabrement moral et physique incroyable. J’interprétais cela comme un message: “Faites attention, vous ne pouvez pas bouger.” J’étais vraiment choquée de voir des personnes avec des bleus ramenées à la télévision et, comme vous le savez, il y a eu des aveux ou des tortures avec caméras de télévision. Évidemment, tout le monde a peur.
Je vous lis le témoignage de Rachid Mesli, un avocat qui est toujours en prison. Qu'est-ce qu’il dit quand il a été torturé et qu’il s’est retrouvé avec des personnes qu’il avait lui-même défendu. Quand une personne a été torturée, écrit-il, “ce n’est pas tout à fait un être humain. Il a le regard vide et infiniment triste. Au plus profond de mon être, j’ai ressenti la détresse d’un être humain qu’on torture. Du plus profond de mon être, j’ai ressenti ce qu’un être humain n’a pas le droit de faire à un autre être humain, quel qu’il soit et quel que soit le crime dont il est accusé.”
Je vous lis deux cas. Le premier, Ben Ayel, grand handicapé, pensionné de l’État à 100%. Il logeait dans une baraque en tôle, dans un bidonville, avec sa femme et ses deux enfants en bas âge. Il a été violenté chez lui, devant sa famille, puis emmené au commissariat de la Cité Hayat, où il a été détenu arbitrairement durant onze jours, dont sept sans manger et soumis à des actes barbares de torture. Après l’avoir attaché nu sur le dos sur un banc en bois, les mains attachées derrière le dos, on lui a fait ingurgiter de l’eau sale à travers un chiffon, qu’on lui faisait évacuer en lui marchant sur le ventre. Il a déclaré en outre que les policiers avaient déshabillé sa femme devant lui, l’avaient outragée et craché dessus, le tout accompagné d’injures - vous savez ce que cela signifie dans nos sociétés. On a le nom de l’un des policiers - Azzedine - et rien n’a été fait contre. Ils n’ont pas tenu compte de sa carte d’invalidité qu’ils avaient entre leurs mains et évidemment aucune suite judiciaire.
Et voici le cas de Barak Kamel, un douanier, extrêmement dur. On l’a fait tenir pendant sept jours au milieu de têtes décapitées dans des tiroirs. Il a été enlevé de son domicile par des policiers cagoulés, à six heures du matin, alors qu’il dormait encore. Les trois femmes trouvées au domicile, dont l’une enceinte de sept mois, avaient été terrorisées et traumatisées par l’incursion musclée des policiers et la perquisition bruyante qui s’en est suivie. Arraché de son lit, il a été jeté à l’arrière d’une R19, la tête enveloppée dans sa chemise, coincé entre deux gorilles, la tête plaquée au plancher, on l’a promené pendant 3 ou 4 heures. Je m’arrête là.
Pour finir, je vais citer Moncef Marzouki: “Chaque fois que la torture est exercée, c’est un échec renouvelé de l’idéologie, de l’État et de l’homme.”

Intervention de Mondher Sfar
Collectif des communautés tunisiennes en Europe
 
Torture en Tunisie : la France accepte, congratule et encourage
 
Mesdames et messieurs,
Devant ce fléau que constitue la torture en Tunisie, et que nous ne saurions jamais condamner et combattre assez, il faudrait rendre hommage aux ONG qui font un travail remarquable à travers leurs enquêtes et rapports pour informer et briser le mur du silence. Il y a même les organismes gouvernementaux comme la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève, voire même les Rapports annuels du State Department américain qui permettent de documenter davantage les violations des droits de l’homme en Tunisie.
Mais ce qui pose problème et intrigue à la fois, c’est que du côté des États parties aux accords avec la Tunisie, et particulièrement la France, non seulement pays des droits de l’homme, mais membre de l’ONU et signataire de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Charte de l’ONU, et autres pactes internationaux afférents, c’est le silence total, silence lourd et inquiétant devant les actes de barbarie commis par la clique de Carthage à l’encontre des opposants politiques. Depuis qu’Amnesty International, la FIDH et autres ONG ont commencé à dénoncer les assassinats dans les prisons tunisiennes, aucune voix officielle française ne s’est élevée pour réprouver l’inacceptable, et encore moins pour le condamner. La France unanime, la gauche comme la droite, sont d’accord pour approuver cette politique criminelle, l’éradication de toute opposition quelle qu’elle soit, la suppression de toute vie associative, etc. Il est remarquable que quand le porte-parole du Quai d’Orsay ose condamner l’agression dont a été victime Ben Brik, correspondant de La Croix en Tunisie, cela prend l’allure d’un énorme coup de tonnerre dans un ciel serein, tellement la France nous a habitué à un silence des morts devant les crimes d’un régime ami.
Pour comprendre ce silence intriguant, j’ai dû faire une enquête, et j’ai trouvé des éléments de réponse que je vous livre. C’est à l’occasion des discussions lors de la ratification en France de l’accord d’association entre l’Europe et la Tunisie que l’on voit apparaître le mieux la nature des rapports franco-tunisiens. Ce n’est même pas à mots couverts que l’on décrit ces rapports comme étant ceux d’un retour au colonialisme, d’une reconquête de la Tunisie sous couvert d’accord d’association. C’est ainsi que lors de la séance de ratification de l’Accord par l’Assemblée nationale, le député communiste M. Hage a clarifié les enjeux coloniaux de l’accord : “ Ces droits et principes démocratiques ne sauraient être de simples clauses de style dans les accords d’association. Leur respect est nécessaire à un nouveau type de coopération à construire entre les peuples du Nord et ceux du Sud, pour un véritable co-développement humaniste tournant le dos à toutes les formes de domination, d’exploitation et de résurgence du colonialisme. Cet accord est loin de répondre à cette nécessité. ” (Assemblée nationale, Compte-rendu du 12 juin 1996)
Comme pour donner justification à cette critique, Habert, sénateur de droite et nostalgique des colonies, s’est levé pour lancer ces mots historiques : “ Sans remonter à Carthage, ni à Saint Louis, j’évoquerai tout de même ces trois quarts de siècle de présence française, de 1881 à 1956, qui s’est achevée dans les conditions que l’on sait grâce à la francophilie du Président Bourguiba. Je ne puis que saluer cet accord d’association conforme à une tradition séculaire. Ainsi, la Tunisie restera-t-elle ancrée à l’Europe ! (Applaudissements au centre et à droite, approbation à gauche) ” (Sénat, Compte-rendu analytique officiel, séance du 27 juin 1996).
C’est le sénateur socialiste Delanoë, rapporteur, qui s’est chargé de blanchir le régime de son ami personnel Ben Ali quand Mme Bidard-Reydet, la sénateur communiste, a dénoncé cet accord en tant qu’encouragement à un régime antidémocratique et brutal. Cependant elle a fini par s’abstenir lors du vote, ce qui fait que l’accord a été voté à 13 voix pour sur les quatorze sénateurs présents…
Neuf mois auparavant, M. Chirac n’a pas manqué lui aussi de chanter le même refrain colonialiste devant son “ ami personnel ” Ben Ali lors de sa visite en Tunisie en octobre 1995 : “ Cette relation exceptionnelle ne date pas d’hier. Mais pour parler vrai, lorsque nos marins, il y a deux siècles, s’élançaient de la Goulette et de Toulon à la rencontre les uns des autres, ce n’était pas vraiment au service de l’amitié des peuples. Plus récemment, nos deux histoires en vinrent à n’en faire qu’une pendant quelque soixante-quinze ans. (…) La France, M. le Président, continuera de vous accompagner dans vos efforts. Nous sommes déterminés à rester le premier partenaire économique et financier de votre pays.” Lors d’une visite récente en Tunisie, M. Monory, Président du Sénat n’a pas lésiné à apporter son soutien inconditionnel à un pays qualifié de “ grand exemple ”, parce que, explique-t-il, “ il évolue de plus en plus vers son intégration dans l’espace économique européen (=c’est-à-dire français ! ), et nous l’aiderons avec tous nos moyens à réaliser cet objectif… La France sera son avocat auprès de l’Europe. ” Côté socialiste, même admiration béate devant le “ miracle tunisien ” à renouer des liens coloniaux avec la France : “ C’est cela la Tunisie telle que je l’ai connue et telle qu’elle a toujours été à travers les siècles avec sa capacité à être elle-même et à avoir en même temps des rapports étroits même avec ceux qui l’ont occupée ” ! !
Bref, l’on comprend mieux la stratégie française à travers ces miraculeuses retrouvailles coloniales de troisième type. Il s’agit bel et bien de faire main basse sur l’économie tunisienne, en contrepartie d’un soutien inconditionnel à un régime mafieux et brutal qui sait tenir le peuple tunisien sous sa botte. Seule une dictature est capable de réaliser ce miracle colonial sans coup férir. C’est la stratégie clairement expliquée dans le rapport sur la ratification de l’accord d’association euro-tunisien établi en juin 95 par le député Willy Diméglio : “ Les autorités tunisiennes se sont orientées vers une politique de centralisation autour de l’institution présidentielle. Cela ne peut-il pas s’expliquer par le souci de mener à bien rapidement un développement économique performant et une évolution sociale équilibrée, afin de faire de la Tunisie un Etat moderne, capable de faire face aux bouleversements que connaît le monde contemporain en évitant les déchirements graves ? ” Oui, la question est bien lancée : pour faire passer la tempête qui va s’abattre sur le navire Tunisie en prévision de l’application de l’accord, ne serait-il pas prudent de recourir aux services d’une dictature qui saura juguler mieux que les troupes françaises la douleur de l’enfantement d’une Tunisie enfin totalement arrimée à la France !
Que valent alors un article de l’Accord d’association préconisant le respect des droits de l’homme, si de toute évidence l’on doive de toute nécessité traverser une zone de fortes turbulences nécessitant la mise en sourdine de certains principes qui de toutes les manières ne sont pas applicables, comme l’ont souvent dit Séguin et autres amis de la Tunisie, à un pays indépendant que depuis 40 ans alors que la France n’a pu les avoir, elle, qu’après deux siècles de luttes intenses ?
Question : Pourquoi alors avoir introduit un tel article dans le texte des accords alors que l’on sait à l’avance qu’il faudrait un siècle et demi pour que la France permette enfin de l’appliquer ? Réponse : “ C’est fait pour que, à chaque fois que nous rencontrons nos partenaires tunisiens, nous commencions par discuter de la question des droits de l’homme. ” (Déclaration de J. Swoboda, Vice-Président du Groupe PSE au Parlement européen, au journal L’Audace, n° 46, Nov. 98, p. 17.) Mais, enfin, Monsieur le Député européen, il y a la torture, et c’est quelque chose d’abominable d’intolérable et d’injustifiable, doit-on attendre deux siècles pour le dénoncer ? Réponse : “ Excusez-moi, Monsieur, je dois vous quitter, je dois aller à la séance plénière ici, au Parlement européen, pour une séance de vote… ”
Comment, Mesdames et Messieurs, les ONG peuvent-elles lutter efficacement contre cet abominable fléau qu’est la torture, si l’on continue de se taire sur le soutien actif et les félicitations apportés par les politiques, toutes tendances confondues, aux dictateurs des pays colonisés pour leurs crimes et actes terroristes contre leurs populations ? Et que sont ces dictateurs, sinon le produit et les enfants gâtés des grandes puissances, installés par eux pour assurer leurs intérêts et perpétuer la colonisation ?


État de droit, État de non droit
par Haytham Manna
Commission arabe des droits humains

Nous avons voulu que la journée internationale pour les victimes de la torture soit l’occasion d’exprimer notre solidarité avec les ONG égyptiennes qui mènent un combat pour l’Égypte et le monde arabe pour retirer la loi répressive des associations qui vient d’être adoptée au Caire. De parler des droits bafoués du peuple palestinien, des sanctions économiques imposées à l’Irak depuis 9 ans, de l’état d’urgence qui opprime la population dans dix pays arabes. Mais la Tunisie a ravi la vedette avec les poursuites judiciaires contre Omar Mestiri, qui devait être avec nous aujourd’hui, et l’enlèvement du Président de la Commission arabe des droits humains, le Dr Moncef Marzouki. Deux jours après sa disparition, Moncef est réapparu avec une convocation devant le juge le 5 juillet. La façon avec laquelle fut enlevée dans la rue cette grande figure du mouvement arabe et international des droits humains, nous donne une idée de la traduction tunisienne de l’État de droit

Le 7 novembre 1988 a été conclu à Tunis un pacte national mettant l’accent sur les références à l’État de droit et à l’identité arabo-islamique de la Tunisie. Qu’est devenue cette volonté affichée de construction d’un tel État? Comment un nombre de défenseurs des droits humains et des hommes politiques sont-ils transformés en criminels par ledit Etat de droit?

Omar Mestiri sera convoqué devant le juge le 3 juillet, deux jours après ce sera le tour de Moncef Marzouki et le 10, c’est Radia Nasraoui et ses co-inculpés qui passeront au tribunal. Décidément, les juges ne chôment pas en Tunisie.

Il est difficile de parler de régime en Tunisie, nous préférons parler du pouvoir. Un régime est un moyen de gouverner, d’une façon absolutiste ou démocratique, mais en respectant des règles du jeu. Ces règles sont soit imposées par le haut soit élaborées en concertation avec la société ou ses représentants. On peut accepter ou critiquer le système d’al-Dhimma, mais c’est une loi, un serment, un accord entre partenaires qui se respectent. Et le plus fort n’est pas apte à prendre l’initiative de l’abolir. L’État de droit dans une version progressiste du serment politique d’Ahl-dhimma, est un État de dhimma généralisé, autrement dit, le respect total de l’autre dans l’égalité des droits et l’égalité devant la loi. Le pouvoir en Tunisie a trahi à la fois son engagement pour un État de droit, ses engagements internationaux pour les droits de l’homme et sa promesse de respecter les grandes valeurs de la civilisation arabo-islamique. XXXY

En Tunisie, la destruction d’un État de droit passe par les violations massives et impunies commises par les services de sécurité, par la confiscation des libertés à travers des lois répressives et l’utilisation de la loi par un appareil judiciaire dépendant des autorités.

Pour les exactions hors-la-loi commises par les protecteurs de la loi, les exemples ne manquent pas: vols de voiture, coupure de fax, de téléphone, documents qui disparaissent de l’intérieur des maisons et des bureaux, confiscation de passeports, privations de l’emploi, pressions sur la famille etc.

Le code de la presse et l’organisation des associations sont de bons exemples de la confiscation des droits par la loi.

Le Code pénal tunisien est devenu depuis 1993 un acte de circonstance auquel s’ajouteront ou duquel se retrancheront des règles, au gré des “nécessités” politiques, imposées par le haut. On peut légitimement s’inquiéter aujourd’hui de la capacité à créer un code qui soit par et pour la société.

Si l’histoire de la justice, par-delà tout mythe du bouc émissaire et du châtiment collectif, illustre l’évolution de la morale sociale, nous pouvons, après une vingtaine de conventions pour la protection des droits humains, prétendre que nous vivons une époque où la considération de la victime l’emporte sur l’atteinte à l’ordre public. Malgré tous ses engagements internationaux, la Tunisie reste à l’époque de la conception uniquement répressive du droit pénal, où punir est à la fois venger et faire expier: le pouvoir a manifesté ouvertement sa volonté de consacrer la primauté de l’exécutif et de transformer le juge en fonctionnaire dépendant du pouvoir.

Peut-on parler d’un État de droit sans évoquer la nécessité de remplacer un code pénal avant tout protecteur des pouvoirs et des biens publics par un texte protecteur de l’individu et de la société et de s’approcher des normes de notre temps?

“Peut être également poursuivi et jugé par les tribunaux tunisiens tout Tunisien qui commet en dehors du territoire tunisien, l’une des infractions mentionnées à l’article 52bis du code pénal, alors même que lesdites infractions ne sont pas punissables au regard de la législation de l’Etat où elles ont été commises” (Article 305, ajouté par la Loi 93-113 du 22.11.1993).

Nous aurions du demander l’autorisation aux autorités tunisiennes pour organiser notre soirée à Paris, car les Tunisiens ici présents risquent malheureusement gros, au vu de cette loi!

Silence, on mondialise!
Fausto Giudice
Alliance zapatiste de libération sociale

Avec Ben Ali au pouvoir, la Tunisie est entrée de plein pied dans la mondialisation. En Tunisie benalienne, le maître- mot de cette mondialisation est la "mise à niveau": il s'agit pour le régime de mettre l'ensemble de la société et des institutions au niveau souhaité par les maîtres du monde, maîtres financiers, maîtres économiques, maîtres idéologiques. La répression tout azimut fait partie intégrante de cette "mise à niveau", de ce nivellement. Cette répression frappe toute forme de dissidence, de désaccord, de déviance par rapport au modèle imposé. Quel est-il, ce modèle? C'est celui d'une économie de marché dérégulée, d'une population disciplinée pour devenir consommatrice de produits standard mondiaux. Ce modèle, imposé au monde entier, du Mexique à l'Indonésie, implique, au prix de graves crises, la disparition d'une grande partie de la production nationale utile avec ses corollaires: l'écrasement des bourgeoisies nationales et la disparition de nombreuses spécificités culturelles propres à chaque pays ou région. L'objectif ultime de ce processus est la production d'un "homme nouveau" entre guillemets, c'est-à-dire la transformation d'une société entière en un conglomérat d'individus atomisés, seulement reliés entre eux par des liens marchands et ayant oublié toute forme de solidarité. La torture et l'emprisonnement deviennent dès lors des instruments centraux de ce processus. C'est que la résistance des sociétés à cette mondialisation est réellement puissante et profonde. Pour la briser, il faut mettre le paquet, répandre réellement la terreur dans tous les coins et recoins de la société. Les Tunisiens vivent aujourd'hui ce qu'ont vécu les Brésiliens, les Indonésiens ou les Sud-Coréens dans les années soixante et soixante-dix, à savoir une dictature mafieuse et tortionnaire. L'élimination des résistances s'est faite selon un plan stratégique éprouvé, le spectre islamiste jouant ici le rôle joué ailleurs par le spectre communiste ou révolutionnaire de gauche. Pour le succès de ce plan, la solidarité étatique internationale a été déterminante. Dans le cas de la Tunisie, le régime Ben Ali a ainsi bénéficié du soutien presque sans faille de l'Union européenne à la répression massive, puisque cette répression était menée au nom de la lutte contre l'intégrisme islamiste. Or, nous savons bien que les islamistes sont loin d'être les seuls, en Tunisie, à être frappés par l'emprisonnement et la torture.

Parallèlement à l'essor de la collaboration inter- étatique dans la solidarité répressive, on a assisté à un effritement des solidarités sociales, non-gouvernementales aussi bien sur le plan intérieur, en Tunisie même, que sur le plan international. C'est là le revers de la médaille de la mondialisation et nous sommes contraints de constater que la stratégie de la terreur a bien atteint son objectif de dé- solidarisation, de dissociation, de "dé- fraternisation". Résultat: chacun pour soi et le marché pour tous. La privatisation en cours n'est pas seulement un processus économique, c'est un processus politique et psychique de morcellement et de réduction au silence. C'est pourquoi il devient si important aujourd'hui de parler de la torture et de l'emprisonnement en Tunisie. De toute torture et de tout emprisonnement.

Intervention d’Aïcha Dhaouadi
Réfugiée tunisienne, ancienne prisonnière d’opinion

Mesdames, Messieurs,
L’ONU, qui s’intéresse à la manière dont sont traités tous les êtres humains, y compris ceux qui se trouvent détenus, s’est dotée d’un certain nombre d’instruments de droit international visant à protéger et à garantir les droits de l’homme et les libertés fondamentales au sein des prisons. Force est de constater que l’application de ces principes est déficiente en Tunisie, en dépit d’un discours officiel vantant le mérite de celle-ci dans ce domaine.

De nos jours, ce n’est plus une inconnue! Les prisons tunisiennes sont devenues des lieux d’atteintes graves et systématiques aux droits humains les plus élémentaires. Les victimes de ces pratiques sauvages ne se comptent plus. Aujourd’hui, je suis venue témoigner de toutes atrocités commises derrière les barreaux dans ce pays qui se veut “havre de paix”. Je suis venue aussi parler au nom de tous les prisonniers politiques, étant moi-même ancienne détenue de conscience, vous faire part de leur calvaire et briser le mur de silence aussi pénible et coupable à leurs yeux que les barreaux et les murs de leur prison.

La première chose qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque le mot prison est la question de l’isolement...Alors que les règles de l’ONU dans ce domaine précisent que les conditions dans lesquelles l’isolement doit être prescrit doivent être énoncées avec la plus grande précision et que “l’isolement prolongé” peut constituer une forme de torture, ce phénomène est devenu dans notre pays une forme de punition et de destruction pratiquée d’une manière organisée, systématique et arbitraire contre les détenus politiques. L’enfermement individuel dans des geôles exiguës, l’éloignement des prisonniers de leur lieu de résidence, les tracasseries et menaces dont font l’objet leurs proches pour qu’ils renoncent à leur droit de visite, s’inscrivent dans une démarche visant à couper le prisonnier politique des mondes “intérieur” - c’est-à-dire la population carcérale - et “extérieur” - famille et proches - et confirme ainsi le caractère torturant de l’isolement.

Hélas, l’isolement n’est pas le seul instrument de torture utilisé par les détracteurs des prisonniers d’opinion en Tunisie, les peines et les traitements sont tout autant assimilables à la torture et à des peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants. Les prisonniers politiques, notamment ceux d’Ennahdha (La Renaissance) vivent au quotidien et endurent le supplice des mauvais traitements, de l’humiliation, de la violence, des chantages, de l’abus et de l’agression sexuels. Battus, fouettés, intimidés, violés - les femmes surtout -, les prisonniers d’opinion doivent faire aussi à des mesures discriminatoires, notamment la privation de soins médicaux (nombreux sont ceux qui ont payé de leur vie l’absence ou le retard prémédité de soins), la détérioration et l’insuffisance de la nourriture (elle est confisquée lorsqu’elle provient des proches), l’interdiction d’accès à tous les moyens d’information (médias, presse), le traitement du courrier...

Ces conditions de détention extrêmement mauvaises, non seulement violent le droit du détenu à la dignité mais constituent aussi une punition cruelle et injustifiée, dangereuse pour la santé et même pour la vie du détenu: à ce titre, elles violent son droit à ne pas subir “la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants” reconnus par l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

A la fin de ce témoignage toujours éprouvant pour moi et indignant pour les défenseurs de la cause humaine, je voudrais rappeler aux tortionnaires quels qu’ils soient, commanditaires ou exécutants, que les conventions internationales dont ils se font les chantres stipulent qu’ “aucun responsable de l’application des lois ne peut infliger, susciter ou tolérer un acte de torture ou quelque autre peine ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ni ne peut invoquer un ordre de ses supérieurs ou des circonstances exceptionnelles telles qu’un état de guerre ou une menace de guerre, une menace contre la sécurité nationale, l’instabilité politique intérieure ou tout autre état d’exception pour justifier la torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.”

A vous, Mesdames, Messieurs, ici présents, à tous les défenseurs des droits de l’homme, je voudrais dire que notre combat contre l’arbitraire et la torture doit être sans faille et sans répit...La grandeur des droits de l’homme est que pour toute victime qu’ils sont censés défendre, il y a toujours un défenseur.

Témoignage de Mabrouk Ksir
Réfugié tunisien, ancien prisonnier politique

Né en 1964, Mabrouk Ksir, de Remada, a été arrêté le 3 mai 1991 à Sousse. Il était alors sergent-chef de l'armée de terre, dans laquelle il s'était engagé en 1982. En 1992, il a été condamné par le tribunal militaire de Bouchoucha à six ans de prison et cinq ans de surveillance administrative pour "atteinte à la sûreté intérieure de l'État". Libéré le 19 juin 1997, il fuit la Tunisie le 1er octobre 1997 et demande l'asile en France en 1998.

Le 3 mai 1991, alors que j’étais en stage technique à Sousse, je suis appelé par un commandant qui m’informe qu’on avait besoin de moi à mon service à Tunis. Il me fait conduire par un adjudant, en voiture bâchée avec chauffeur, à la Sécurité militaire de Bab Saadoun. On me demande de remplir une fiche de renseignements puis, vers 20 heures, on me passe les menottes. C’est seulement à ce moment-là que je comprends que je suis en état d’arrestation, pour des motifs que j’ignore.

Je suis ensuite conduit, en compagnie d’autres militaires, à la prison militaire d’El Aouina. J’y reste deux jours sans être entendu, à l’issue desquels je suis ramené à la Sécurité militaire pour un interrogatoire qui a duré une demi-journée. On me met par la suite dans une pièce d’à peine 5m2 en compagnie d’une dizaine de personnes.

Le 7 juin 1991, je suis conduit au siège de la DST, la Direction de la sûreté de l’Etat, au quatrième étage du Ministère de l'Intérieur, à Tunis. C'est là que j'ai fait connaissance avec la torture. Ce furent des moments d'épreuve d'une insoutenable violence, dont seul Dieu, je l'espère, pourra me récompenser. Règle générale: les interrogatoires commencent par une bastonnade du suspect qui le terrorise et le met en condition de donner la réponse souhaitée à toute question. Il ne sort de l'interrogatoire qu'une fois qu'il a assumé la responsabilité de tout ce dont on l'accuse et que son dossier est bien chargé. De telle sorte, le juge d'instruction n'a aucun mal à l'inculper, à le mettre sous écrou et à le faire passer en jugement. Dans les cas où le dossier est mal ficelé, le juge fait retourner le suspect à la DST pour charger le dossier... Ce fut ainsi le cas de Mohamed Ben Salem et de bien d'autres.

Dans ce bureau du quatrième étage du Ministère de la torture, quatre fonctionnaires m'attendaient. Dans ce bureau, il y a un placard dans lequel on trouve des barres de fer, des grosses matraques, des bâtons longs, des câbles électriques, des tronçons de caoutchouc. Deux tables sont rapprochées l'une de l'autre et sont utilisées avec ce matériel pour les séances de torture. Dès mon entrée, les quatre fonctionnaires se sont jetés sur moi et m'ont roué de coups, de gifles. Ils m'ont ordonné de me déshabiller. Puis, me plaquant à terre, ils m'ont attaché les mains enserrant les genoux et les pieds, puis ont enfilé une barre de fer entre mes genoux et mes avant-bras et m'ont suspendu entre les deux tables. Ils ont alors commencé à me frapper partout, surtout sur la plante des pieds et la tête, avec une violence inouïe et très longuement. Les mains et les pieds se gonflent, la peau des pieds se déchire sous les coups. Pour m'empêcher de crier, ils m'enfoncent un morceau de couverture dans la bouche. Après cette séance, ils m'ont laissé suspendu dans cette position, pendant que l'un d'eux s' installait à une machine à écrire et établissait des fiches de renseignement sur toute mon histoire et celle de dix autres membres de ma famille. Quand il a terminé les fiches, les trois autres ont recommencé à me frapper et lui s'est mis à piocher dans les procès-verbaux d'autres suspects en vue de nous compromettre les uns avec les autres. Entre deux séances de torture, on m'a dit qu'un ancien collègue de travail avait cité mon nom, ce qui a suffi pour me faire arrêter. J'ai rencontré ce collègue en prison avant le procès. Il m'a dit que lui-même avait été dénoncé par un autre collègue et m'a avoué que sous la torture, il a cité les noms des personnes avec lesquelles il avait travaillé.

J'étais arrivé à onze heures du matin. A 21 heures, devant mes refus répétés de signer le soi-disant procès-verbal qu'ils avaient concocté, malgré leurs menaces de passer à d'autres étapes de torture, ils m'ont transféré au sous-sol, dans la cellule n°3, avec trois autres personnes qui avaient aussi été torturées. Pendant les dix heures passées au quatrième étage, j'entendais des cris provenant d'autres bureaux.

Toutes les cellules du sous-sol étaient pleines. Nous sursautions tous à chaque fois que la sonnette retentissait en pensant qu'on venait nous chercher. Mes co-détenus m'ont dit que Abdelaziz Mahouachi avait succombé à la torture dans la cellule où nous étions. La seule trace restant de lui étaient ses chaussures. Lorsque j'ai dit que j'avais refusé de signer, l'un de mes compagnons m'a conseillé de le faire plutôt que de mourir sous la torture.

Le lendemain, j'ai été amené dans un autre bureau. Même scénario que la veille. Finalement, j'ai du signer le procès-verbal sans connaître son contenu. Ramené à la cellule n°3, j'y suis resté un peu plus d'une semaine. Puis on m'a conduit à la prison du Mornag qui, à l'époque, était passée sous le contrôle de la DST pour héberger toutes les personnes en garde à vue avant leur passage devant le juge d'instruction. J'y suis resté jusqu'au 27 juin 1991, date de mon inculpation par le juge d'instruction militaire, ce qui représente une cinquantaine de jours de garde à vue, alors que la loi n'en autorise que dix. Ils on falsifié la date de mon arrestation, indiquant que j'avais été arrêté le 20 juin. D'autres sont restés en garde à vue jusqu'à sept mois, période qui ne leur sera pas comptabilisée pour purger leur peine. Moi-même, j'aurais dû être libéré le 3 mai 1997, mais je ne le fus que le 19 juin.

Je n'ai donc appris que le 27 juin 1991 que j'étais accusé d'avoir porté atteinte à la sûreté de l'État. Le juge d'instruction, qui m'auditionnait en l'absence de tout avocat a noté toutes mes dénégations mais pas mes dénonciations de la torture subie. Il m'a donc écroué à la prison du 9 avril à Tunis.

Nous avons été divisés en trois groupes et placés dans trois chambrées, chacune située dans une aile distincte. J’étais moi-même dans une de ces chambrées exiguës parmi 60 détenus, coupés de tout et sans aucun moyen de communication.

Le 26 octobre 1991, j'ai été transféré à la prison de Bordj Erroumi, dans un convoi d'une dizaine de véhicules pleins de prisonniers. Dès notre arrivée à Bordj Erroumi, les gardiens nous ont accueillis en formant une double haie, nous matraquant et nous giflant. Arrivés dans la cour intérieure de la prison, nous nous sommes retrouvés face au directeur, le lieutenant Mohammed Zoghlami, qui nous a ordonné de nous mettre à genoux et de caqueter comme des poules, pendant que nous recevions sur le dos et la tête les coups de matraque et les coups des gardiens, qui nous criaient de caqueter plus fort, ainsi que les coups de pied du directeur lui-même, qui se déplaçait, suivi d'un détenu de droit commun qui portait une tasse de café.

Nous avons été placés dans deux pavillons isolés du reste de la prison. Dans chaque chambrée, il y a un "caporal", qui est un droit commun, et deux indicateurs. Pendant les huit mois où nous sommes restés à Bordj Erroumi, presque tous les jours, le directeur Zoghlami faisait une tournée de nos chambrées. A son entrée, le caporal crie: “Tous debout et garde-à-vous!” et nous fait aligner sur deux rangs. Puis le directeur défile entre les deux rangs, distribuant coups et gifles. Tout détenu qui ose s'adresser à lui est envoyé au "silo" - le mitard - et soumis à des séances de torture. Après chaque visite officielle, tous les détenus qui ont exprimé des doléances aux visiteurs sont envoyés au "silo". “C'est moi votre père, vous devez vous adresser à moi”, aime-t-il dire. Son adjoint, l'adjudant Mohamed Ouechtati ne se déplace qu'avec sa matraque. Un jour, il pénètre dans notre chambrée et nous donne l'ordre de faire nos bagages pour un changement de résidence. Il nous donne cinq minutes pour sortir. Parmi les derniers, il y a le détenu Abdallah Saber, condamné à seize ans de prison. Ouechtati le matraque et le gifle jusqu'à le faire tomber.

Bordj Erroumi est une ancienne caserne de l'armée française. Les chambrées sont les anciennes écuries, où s'entassent de 90 à 150 détenus, infestées de punaises qui attaquent les détenus la nuit. Chaque chambrée ne dispose que d'une toilette et d'un petit bassin rempli d'eau. Il est interdit de se laver dans les chambrées et parfois, on passe un mois sans douche.

Dans les "silos", il y a un sommier de fer sans matelas auquel le détenu est attaché, sur le dos, par les pieds et les mains. Pour lui permettre de manger un quignon de pain, on ne lui détache qu'une main. Ce régime peut durer de dix à trente jours. Kilani Ben Youssef, Attig Sahbi et d'autres compagnons de chambrée, y sont passés et me l'ont raconté.

La plupart des détenus sont atteints par la gale.

La veille du procès, la police politique a contacté plusieurs des prévenus, les incitant à faire certaines déclarations à l'audience,  les menaçant de tortures s'ils refusaient d'obéir. C'est le cas de Makhlouf Bouraoui , Hédi Elghali, Nabil Nouri etc. La plupart ont refusé et l'ont payé cher. Ainsi Bouraoui a été torturé tout au long de sa détention.

Revenus à la prison du 9 avril pour le procès, nous avons été mis à l'isolement total. Moi, j'étais dans le pavillon E, chambre 17. Le procès a duré du 9 juillet au 28 août 1992. J’ai été condamné à six ans de prison ferme et à cinq ans de surveillance administrative. Ensuite commença la “traditionnelle tournée” des prisons qui sert à déstabiliser le prisonnier autant que sa famille. De plus, originaire du sud, j’ai été incarcéré dans des prisons situées au nord du pays.

Le 30 août 1992, j’ai été transféré à la prison civile de Tunis et placé à l’aile H2. Nous étions 76 détenus dans une chambrée prévue pour 24 personnes.

Le 16 février, j’ai été transféré à la prison de Messadine pour une semaine, puis à celle d’El Houareb. Nous étions 150 détenus dans une chambrée prévue pour à peine 100.

Le 2 juillet 1993, j’ai été transféré à la prison civile de Tunis, dans l’aile DP2, réservée aux détenus de droit commun. Le chef du pavillon était le sergent-chef Belgacem, qui avait coutume de punir les jeunes détenus politiques de 16 à 20 ans en les faisant s'agenouiller dans le vestibule du pavillon en tenant un tabouret à bout de bras. A chaque fois qu'ils s'affaissaient, ils recevaient des coups de matraque. Certains de ces jeunes avaient été avec moi à Bordj Erroumi. Le matin du dimanche 11 juillet 1993, j'ai été amené avec mes co-détenus au bureau du lieutenant Nabil Idani, chef de secteur, de permanence ce jour-là. Il nous a fait entrer l'un après l'autre, nous torturant en compagnie d'un autre lieutenant. J'ai eu un tympan crevé. Un autre détenu, Lamine Gani s'est mis à saigner de l'oreille. Le lendemain, lui et moi avons été admis à l'infirmerie, où le médecin a constaté les dégâts. J'ai demandé papier et stylo et j'ai rédigé une plainte au directeur de la prison. Suite à cela, le tortionnaire nous a convoqués pour nous engueuler et nous intimider: nous n'avions pas le droit de porter plainte, selon lui.

Les médecins: à El Houareb, il y a une seule visite médicale de quatre heures tous les quinze jours. Dans d'autres prisons, ce n'est guère mieux.

Le rasage est obligatoire au maximum tous les trois jours. Une seule lame est disponible pour un groupe de 12 à 30 détenus. Les barbiers, des droits communs, font des concours à qui rasera le plus de détenus avec une seule lame.

Le 23 septembre 1993, j’ai à nouveau été transféré à Bordj Erroumi, où je suis resté jusqu’au 29 mai 1994. Ce jour-là, j’ai été ramené à la prison civile de Tunis que je n’ai plus quittée jusqu’au 19 juin 1997, date de ma libération. Pendant toute cette période, j’ai été constamment transféré d’aile en aile.

Intervention d’Ahmed Manai
Institut Tunisien des Relations Internationales

Mesdames et messieurs, mes chers amis,

Les responsables des associations organisatrices de cette réunion m’ont demandé de faire un bilan, au moins provisoire, des douze années de dictature en Tunisie. Mais, après avoir écouté comme vous tous, le terrible témoignage de Aïcha Dhaouadi,  cette jeune femme si courageuse, je ne peux m’empêcher de dire ces quelques mots sous le coup de l’émotion. Je suis comme vous tous, bouleversé et  j’interviens pour crier ma rage à la face de ceux qui torturent et violent les femmes qu’ils se targuent d’avoir émancipées. J’interviens pour exprimer mon mépris envers ceux qui commanditent ou couvrent ces atteintes intolérables à la dignité humaine alors que, officiellement et publiquement, ils se sont engagés devant leur peuple et le monde à les combattre.

Mais revenons à plus de sérénité pour vous remercier d’avoir répondu si nombreux à l’invitation de nos associations afin de célébrer ensemble cette journée du 26 juin.

Comme vous le savez, cette journée a été proclamée par l’Assemblée générale des Nations unies (résolution 52/149 du 12 décembre 1997) “journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture”.

Je n’ai pas l’intention de vous parler de la torture. Vous en savez tous plus que moi. Chacun de vous l’a subie dans sa chair et au plus profond de son âme. Et puis je n’ai rien à ajouter à ces témoignages que nous venons d’écouter. Je n’ai pas l’intention non plus de vous parler des droits humains. Je n’en suis ni un spécialiste ni même un militant. Mais je voudrai vous dire tout de même ma conception là-dessus et la conviction d’un Musulman qui croit au plus profond de son être que tous les hommes sont égaux et qu’ils ont droit à être traités dignement sans distinction de couleur, de religion, d’appartenance ethnique ou politique. A ce titre un Musulman, un Chrétien, un Juif, un Bouddhiste ou un agnostique sont des êtres humains et ont droit au même respect de leur intégrité physique et morale. Pour moi les droits humains sont pour tous les hommes et leur parapluie doit les protéger tous, y compris et même surtout les islamistes, parce qu’ils sont les plus injustement traités depuis des années.

C’est pour cela que je tiens à évoquer ici tout particulièrement le cas des milliers de prisonniers politiques islamistes tunisiens. Personne ou très peu de gens en parlent. Certaines ONG et d’illustres militants ont fondé leur crédibilité internationale sur l’occultation de leur cas, estimant sans doute qu’ils ne pouvaient défendre un “intégriste” musulman en détresse, sans perdre leur âme. Paradoxalement ces bonnes consciences ne rechignent pas à rechercher l’amitié d’autres intégristes, au pouvoir ailleurs.

Les islamistes tunisiens sont par milliers à peupler les prisons, certains depuis plus de dix ans, et dans les conditions qui viennent d’être décrites par les témoins. Je connais certains d’entre eux, mais ce sont tous mes frères et mes compatriotes et je dois, nous devons tous agir pour leur libération et la juste réparation des préjudices physiques et moraux qu’ils subissent. Je vous appelle à vous engager tous dans ce combat.

Nous devons tous aussi soutenir les défenseurs des droits humains et les défendre quand ils sont harcelés, inquiétés ou menacés. Mais en aucun cas nous ne devons oublier ceux qui sont privés de tous les droits, non pas du droit au passeport mais du droit à la vie, ceux qui meurent de mort lente, enveloppés du terrible linceul du silence.

Une grande action est entreprise depuis des années par les ONG en faveur de ces défenseurs. Demain ce sera une action en faveur des défenseurs des défenseurs, et ainsi de suite, chaque vague de victimes faisant oublier la précédente. Et tout le monde conviendra au bout d’une année qu’en matière de violation des droits humains en Tunisie, il y a juste quelques passeports retirés et un peu de harcèlement par ci par là!  Les militants qui ont justifié au début des années 90 la répression des islamistes, qui ont tout fait pour que le parapluie des droits humains ne les protège pas, qui ont fait sauter la LTDH parce que certains de ses membres voulaient poser en 1994 le problème de la torture, et qui se sont retrouvés, quelques années après, victimes des abus du système qu’ils ont soutenu sans réserve, ceux-là doivent réviser leur stratégie présente parce qu’elle conforte le pouvoir.

Un bilan ?

Faire un bilan des douze années de dictature de Ben Ali, est une mission pratiquement impossible. Pour faire un bilan, vous en convenez bien, il faut disposer de données et d’informations crédibles, autorisant certaines analyses. Or vous le savez très bien, le propre d’une dictature et spécialement la nôtre est de contrôler et d’interdire toute circulation de l’information, hormis celle, manipulée et truquée qui sert sa propagande. Ceci est valable autant au niveau politique, économique, social, culturel et financier.

Mais le bilan se fera un jour. Il se fera quand les langues se délieront, que les témoins pourront parler sans crainte, que les archives, s’il en restera, révèleront leurs secrets et que les responsables de ce drame silencieux vécu par les tunisiens depuis douze ans, rendront compte de leurs méfaits. Cela ne sera vraiment possible qu’après la chute de la dictature. Alors, à défaut de pouvoir faire un bilan, je vais me risquer dans une tentative de présentation de l’état des lieux.

Où en est la Tunisie à la fin de ce siècle et de ce millénaire ?

Je vous invite au préalable à revenir avec moi à une période antérieure de l’histoire de notre pays, relativement lointaine mais combien comparable, vous le jugerez par vous-même, à celle que nous vivons actuellement. C’est l’histoire de notre pays mais aussi celle d’un homme. L’homme s’appelle Georges, fils de Stéphanis Kalkias Stravelakis, né vers 1817 dans l’île de CHIO en Grèce, à une époque où celle-ci faisait partie de l’Empire Ottoman, comme l’était la Tunisie.

Le jeune Georges a été emmené à Smyrne en Turquie, en compagnie de son frère. Ils y furent vendus comme esclaves. Georges fut revendu par la suite à Tunis sous le règne de Hussein Bey, vers 1830. Il avait alors 13 ans et un nouveau nom, Mustafa. Affranchi, il devient très vite le favori de la cour Beylicale et le gardien du trésor particulier du Bey Ahmed.

Puis c’est l’entrée au gouvernement où il cumula les portefeuilles des finances «  Khaznadar », de l’intérieur et de la régence. En 1857, il devient sous le règne de M’Hamed Bey, premier ministre tout en gardant les ministères de l’intérieur et des finances. Il avait alors quarante ans. Ne me demandez surtout pas le secret de cette promotion fulgurante, il est dans les livres d’histoire de la dynastie Husséinite. Mais ce n’est pas le plus important. L’important est dans l’usage que ce super ministre a fait de ses pouvoirs exorbitants.
Dans son livre « Notre ami le Roi », Gilles Perrault écrit que « le Maroc est une bonne affaire ». L’ami Gilles ne semble pas connaître suffisamment la Tunisie parce qu’elle est plus qu’une bonne affaire. C’est une excellente affaire et sans risque aucun.
Voyons !
Georges le Grec, devenu Mustafa le Tunisien, détenteur de tous les pouvoirs face à un Bey fainéant, réduit à un rôle d’apparat et maître de son seul Harem, devint un véritable dictateur. Vorace, il fait main basse sur le pays et les hommes.
Nous sommes en 1864 : le désordre financier est total, les faillites en série dans le commerce et l’artisanat, le pays est saigné à blanc. Ayant besoin de plus en plus d’argent, l’État double les impôts et, les mauvaises récoltes aidant, met à genoux la paysannerie et l’ensemble de la population. Comme personne n’avait plus rien à perdre, c’est le soulèvement général.
La révolte est réprimée dans le sang, en quelques mois, au prix de massacres et de destructions, ce qui ne fait qu’aggraver la situation. Le pays est exsangue et la soif d’argent de l’Etat n’a plus de limite. Le Khaznadar est obligé de contracter des dettes auprès des pays étrangers, la France, l’Angleterre et l’Italie. puis ce fut  au tour des usuriers d’entrer dans le jeu, mettant le pays en faillite.
Écoutez ce qu’un témoin privilégié de cette époque, Mohamed Bayram Al Khamès, écrit dans une lettre à un ami  (Safouet El Itibar) :
« Si vous voyez l’état des lieux, vous serez terrorisé et vous prendrez la fuite : les loups qui assassinent, les chacals qui rusent à défaire les alliances, les requins, la gueule grande ouverte, pour engloutir les biens. C’est une situation affligeante pour tous ceux qui préfèrent le combat loyal et dont les effets annihilent les plus hautes montagnes et déshonore les femmes nobles. C’est le pays tout entier qui menace de disparaître. Les cœurs sont saisis d’effroi, l’espoir disparaît, la fin s’approche et tout remède devient impossible ».
Vous connaissez la suite : la commission internationale de contrôle financier, puis la main mise directe sur le pays, par l’instauration du protectorat français en 1881. Pour une période de 75 ans. L’humiliation coloniale. Une de plus !
Nous sommes actuellement en 1999. Mustafa Khaznadar n’est plus. Notre Khaznadar à nous s’appelle Ben Ali. Il n’est pas étranger au pays, mais a fait de ses concitoyens, des étrangers dans leur propre pays. Il n’est pas non plus un esclave affranchi, mais a fait, au bout de seulement douze ans, des citoyens libres d’une république indépendante, les sujets dociles d’une république bananière.
Je ne vous parle pas des droits de l’homme et du citoyen  bafoués, des libertés bannies, de la démocratie d’opérette. Tout le monde commence, fort heureusement, à se rendre compte de cette triste réalité.
Je voudrai vous parler simplement de l’État tunisien, de ses institutions, de ses structures et de leur délabrement avancé. Qu’en reste-il au bout de douze années du pouvoir d’un seul homme, despote non éclairé ?
L’État, ne l’oublions pas, fut la revendication de générations de Tunisiens tout au long des 75 ans où ce dernier avait cessé d’exister. L’État tunisien réhabilité avec l’indépendance, se réduit aujourd’hui à son chef. Ben Ali n’est pas seulement le chef de l’État, il est l’État lui-même. Il est même la société et il trouve des universitaires, des intellectuels et autres qui lui donnent les justifications théoriques à sa folie..
Le parlement, c’est encore lui. C’est lui qui choisit les députés, ceux de son parti comme ceux de son opposition.. Il fait et défait le président du parlement, au gré de son humeur du jour, fait voter ses lois, non pas à la majorité mais à l’unanimité, s’il vous plaît…lesquelles lois, sont bafouées et jetées à la poubelle si bon lui semble.
La justice, c’est encore lui, non seulement parce qu’il préside le conseil suprême de la magistrature, mais parce qu’il peut faire renvoyer un magistrat par un simple coup de téléphone, ou même par le Chaouch du palais de justice.
Ne parlons pas de l’indépendance de la justice. C’est une fiction, non seulement dans les procès politiques, mais aussi dans les affaires civiles.
Évidemment, le pouvoir exécutif lui appartient en propre. Il n’y a pas de gouvernement et je défie le premier ministre de nommer un Chaouch sans se référer à son chef ou à l’un de ses conseillers.
Le dictateur a tous les pouvoirs. Il en délègue parfois certains, non pas à son premier ministre, à ses ministres et autres hauts fonctionnaires, dûment mandatés, mais aux membres de son clan familial…le neveu, le gendre, le beau-frère.
Qu’est-ce qu’un État où des hommes et des femmes, sans aucune charge officielle, peuvent faire la pluie et le beau temps, simplement parce qu’ils ont un quelconque lien avec le chef ?
Que devient l’image de cet État aux yeux des Tunisiens et des étrangers ? Un État qui vote des lois qu’il s’évertue à bafouer, qui ratifie des conventions et des accords internationaux qu’il s’émerveille à ne pas respecter ?
C’est tout simplement un État fantoche, une république bananière. L’État tunisien sous Ben Ali, n’en déplaise aux laudateurs et aux apprentis patriotes, est bien cela.
Un mot enfin à propos de cette journée du 26 juin, pour rappeler aux tortionnaires et à leurs commanditaires, ainsi qu’à ceux qui les couvrent, que la torture est un crime contre l’humanité et qu’il est imprescriptible. Un jour ou l’autre, prochainement j’espère, celui qui a fait de la torture et de la terreur un système de gouvernement en Tunisie, subira le sort de Pinochet...
Nous sommes au mois de juin. Nous autres Tunisiens devons célébrer aussi la journée du 1er juin. Cette année le 1er juin correspond au quarantième anniversaire de la promulgation de la Constitution de la République qui a fait de nous, en principe, des citoyens. Force est de constater que nous ne le sommes pas encore. Notre statut actuel est même inférieur à celui de nos parents sujets du Bey. Il faut se rendre à l’évidence et reconnaître que la Tunisie n’est pas une patrie pour ses 9 millions d’habitants mais tout simplement une grande ferme, propriété de Ben Ali et de sa famille et où s’éreintent serfs, métayers et esclaves. Je sais que cela est dur à supporter et croyez que je ne le dis pas de gaieté de cœur. Mais c’est pour vous rappeler que notre libération est inachevée et qu’il nous appartient à nous tous de parfaire le travail de nos parents.
Dans ce combat il ne faut surtout pas compter sur les autres. C’est avant tout le combat des Tunisiens. Les ONG et autres font leur travail correctement. C’est leur raison d’être. Amnesty International est souvent parvenue à faire libérer des hommes, mais jamais un peuple. Le problème en Tunisie n’est pas aujourd’hui un problème de non-respect des droits humains, mais celui d’une souveraineté populaire que l’on bafoue depuis 40 ans. C’est donc un problème politique et l’on ne gagne rien à l’occulter.
Il ne faut pas non plus compter sur l’Europe et le fameux article 2 de l’accord de partenariat. Cet accord, on s’en rend compte chaque jour davantage, a été conçu et conclu dans le but de conforter la dictature tunisienne. Je ne vous cache pas que je m’étais fait des illusions sur les dispositions de l’Europe à influer sur le cours des événements au Maghreb, à conseiller et au besoin à exiger le respect des accords conclus, comme elle l’avait fait auparavant en Europe de l’Est. Dieu merci, j’ai perdu depuis des années mes illusions.
Mais nous avons bien sûr besoin de la solidarité internationale, la vôtre et celle des hommes et des femmes qui voient dans la Tunisie non un Club Med, mais un pays où des hommes et des femmes venus d’horizons politiques divers luttent au quotidien pour la justice, la dignité et la liberté.
Pour terminer, merci encore une fois à vous toutes et tous, à Amina Kadi, Fatiha Talahite, Sadek Sellam et aux autres frères et sœurs du Grand Maghreb, qui ont donné par leurs interventions ou simplement leur présence, une dimension maghrébine à cette journée et, ce faisant, ranimé l’espoir en un Maghreb fondé sur le respect de la dignité de ses citoyens et la souveraineté de ses peuples.
Wassalam.

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